lundi 27 juin 2022

Un lutrin artiste

 

Il était une fois un bête lutrin. Il n’avait jamais servi à rien, si ce n’est à « faire le job » : porter des partitions, sans se poser de questions, et puis se laisser replier, ce qui n’est pas une mince affaire, tous ceux qui s’y sont essayés vous le confirmeront. Bref, un lutrin banal, servile, ignorant même la beauté de la musique qu’il avait permis de célébrer.

C’était sans compter un spectacle que quelques passionnés avaient décidé de consacrer à Baudelaire, pour l’amour de la poésie et le plaisir de quelques spectateurs. L’histoire est incongrue et on ne peut certifier que ceux et celles qui la raconteront soient entièrement d'accord ni dignes de confiance. Mais ça se passait en juin 2022, cela n’est pas contestable.

Quelques heures avant la représentation majestueuse dans un cadre exceptionnel, il y eut – banalement – une soi-disant répétition. Un des intervenants n’étant pas sûr d’avoir mémorisé tous les textes somptueux qu’il avait à réciter ou à chanter proposa que ceux-ci soient déposés – banalement – sur ce vieux lutrin qui n’avait d’ailleurs jamais connu que ça durant sa longue vie : porter des partitions ou des textes, sans que personne ne se pose de question !

C’était sans compter la réaction d’une jeune intervenante. Ça ressemblait à quelque chose du genre :
« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un lutrin,
Il faudrait sur-le-champ que je l’envolasse sans fin ! »
Amical : « Mais il doit dégager de mon espace
Dans ma présentation, c'est une vraie menace ! »
Descriptif : « C’est un roc ! … c’est un pic ! … c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ? … C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »

Nous crûmes comprendre que la position de ce lutrin ne seyait guère à la gente demoiselle, qui – il faut bien l’avouer – trouvait son charmant minois caché par le malheureux lutrin qui s’en trouvait désolé !

Ce n’était point le cas de l’intervenant incapable de mémoriser quelques mots baudelairiens et dont le vœu le plus intense à défaut d’être pieux était qu’on ignore ce lutrin obscur qui mettait en valeur – en voleur ? – son incapacité fondamentale…

La discussion fut vive, chacun des six autres intervenants apportant sa propre tirade pour défendre l’innommable. Las, la décision fut prise : ce malheureux lutrin serait transporté de droite à gauche, en fonction des besoins bien malicieux d’une mémoire défaillante.

Nous reprîmes donc le fil de la répétition, apaisé par ce consensus typiquement belge. Au premier voyage du lutrin, transporté avec la meilleure volonté de bien faire de l'intervenant désigné, il y eut un soubresaut ! « Ah, mais non, ce n’est pas là qu’il faut le mettre ! » Une autre intervint « Sa direction n’est pas bonne ! » Sans rien dire, une troisième se leva et vint déplacer le pauvre lutrin pour le déposer on ne sait où ni comment.

Tout le monde éclata de rire. Il fut instantanément décidé que ce lutrin deviendrait acteur de la représentation et que chacun des autres intervenants pourrait y apporter sa version. Des règles d’intervention furent cependant décidées. Question de professionnalisme quand même.

Lors du spectacle, les règles ne furent pas respectées. Mais une seule évidence restera, tant pour les intervenants que pour les spectateurs, ce lutrin minable, sans importance, devint un acteur principal qui fit naître quelques rires sincères. Pour un spectacle basé uniquement sur des textes de Charles Baudelaire, c’était en soi une gageure !

Que retenir de tout cela, pour autant qu’il faille en retenir quelque chose ? Sans aucune arrogance ou afféterie, on peut se dire qu’il suffit parfois de transformer une adversité en jouissance. Cultiver la joie, c’est parfois simplement pouvoir rire de soi-même !

dimanche 26 juin 2022

Le droit d'être femme

2022 © Jeanne-Marie Hausman

Ainsi donc, quelques hommes et femmes, six en vérité, qui n’ont d’autre légitimité démocratique que d’avoir été désigné·es juges par un Président, ont décidé de retirer l’avortement des droits constitutionnels des femmes américaines. Quelle honte !
 
À vrai dire, j’ai toujours été partagé sur le concept même d’avortement, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un droit indispensable dont toute femme doit pouvoir faire libre usage quand elle l’estime nécessaire. Cette reconnaissance fondamentale ne m’empêche pas de me dire qu’il y a chaque fois au moins une vie en péril. Mais qu’est-ce qu’une « vie » ? Et à partir de quel moment un embryon devient-il un être humain ? Comme je l’ai déjà écrit sur ce blog, je n’ai pas la réponse à cette question. Et je crois que je n’ai pas à l’avoir. Seule chaque femme, voire chaque couple concerné, peut avoir une réponse qui lui correspond, dans la situation qui est la sienne ou la leur.
 
Même si je n’ai jamais été directement concerné, mon premier contact avec l’avortement m’avait quelque peu perturbé. C’était dans les années 1970, soit bien avant la loi du 3 avril 1990 qui – en Belgique – dépénalisa l’avortement. Anne était une amie de mon amie. Elle était très jolie, le savait et en jouait. Lors d’une discussion à propos de la contraception, cette jeune fille d’environ 18 ans déclara « Moi, mon moyen de contraception, c’est l’avortement ». Il y eut comme un silence. Je ne sais pas si Anne pensait vraiment ces mots, parlait de son vécu, voulait juste provoquer… Peu importe, elle les a dits et ils étaient lourds.
 
Je crois que l’avortement est toujours la fin malheureuse d’une histoire, même si cette dernière est peut-être très belle en elle-même. Il y a des tas de raisons pour une femme de souhaiter avorter et ce n’est pas aux autres de décider si ces raisons sont bonnes ou mauvaises. Elles sont. C’est suffisant. Cela ne veut pas dire que cet acte serait banal. Non, c’est un acte médical important, résultant d’une décision difficile, et devant être accompli dans les meilleures conditions, tant sanitaires que psychologiques.
 
Refuser aux femmes ce droit fondamental de disposer de leur corps et de leur vie, est une atteinte à la dignité humaine. Donner naissance à un enfant est l’un des moments extraordinaires d’une vie. Ce don doit être une fête pour toutes les personnes concernées, en premier lieu l’enfant et la mère. Refuser à celle-ci le droit de décider si le moment est venu pour elle de réaliser cet incroyable don de soi est nier sa propre existence. C’est, en quelque sorte, ne la considérer que comme un animal tout juste bon à se reproduire, en ne lui reconnaissant que cette fonction biologique. En oubliant qu’elle n’est pas qu’une « femelle », mais avant tout une femme.

jeudi 16 juin 2022

Dites oui à la sensibilité

 

Depuis quelques mois, une publicité passe en boucle à la télévision. Elle vante les mérites d’un dentifrice avec un slogan imparable : « Dites NON à la sensibilité » ! Alors bien sûr, cette publicité parle de la sensibilité des gencives. Elle n’en demeure pas moins inacceptable !
 
Je dis OUI à la sensibilité. C’est elle qui me fait vivre. C’est elle qui me fait goûter la beauté d’un paysage, qui me fait pleurer devant la profondeur d’une voix qui chante, qui me fait sentir des éléments inattendus lors de moments improbables, qui me met en union avec tous ceux et toutes celles qui aiment, qui souffrent, qui vibrent, qui croient, qui avancent…
 
Je dis OUI à la sensibilité, car les larmes qu’elle fait naître – plus souvent qu’à son tour – dans mes yeux, avec toute leur acidité douloureuse, sont toujours des larmes de vérité, de solidarité, de communion.
 
Je dis OUI à la sensibilité, car – au-delà de l’accès au langage et au symbolisme – c’est elle qui fait de moi un être humain, capable de sentiments, y compris ceux qui font mal ou qui salissent.
 
Je dis OUI à la sensibilité, parce que sans elle, je n’existerais pas !
 
PS : Une amie des réseaux sociaux (que je n’ai jamais rencontrée) a exprimé tout cela de manière beaucoup plus profonde et nuancée que moi. N’hésitez pas à aller lire son texte.