samedi 25 janvier 2014

La machine à pain


Quand j’étais petit, il m’arrivait de prendre le tram 90 ou 91. C’était l’époque où, pour avancer, le conducteur tournait progressivement une manivelle. Pour freiner, il tournait non seulement cette manivelle dans l’autre sens, mais manipulait aussi un autre levier. J’étais émerveillé !

Le soir, à la maison, je me transformais en conducteur de tram ! Le pare-brise frontal était la porte de la cuisine donnant sur une petite cour. La clenche de la porte devenait la manette de frein et je me créais une extraordinaire manivelle d’accélération : la machine à couper le pain – qui était manuelle et non pas électrique – se transformait pour moi en l’instrument ultime de mon pouvoir de conducteur de tram ! J’étais merveilleux !

Les esprits chagrins me diront que mon tram n’avançait pas beaucoup, qu’il ne prenait au passage que bien peu de passagers, que tout cela n’était que le fruit de mon imagination. Ils auraient raison. Sauf à oublier que mon bonheur était alors la plus grande de mes réalités, dont je jouis encore une cinquantaine d’années plus tard.

Il est fort vraisemblable que plus aucun enfant ne joue aujourd’hui au conducteur de tram, du moins en utilisant une machine à pain comme accélérateur ! Je ne suis pas sûr d’ailleurs que beaucoup d’enfants ont créé le même jeu que moi. Mes parents ont toujours, me semble-t-il, fait tout ce qu’il fallait pour que nous disposions des jeux qui étaient présents dans toutes les familles de la petite bourgeoisie de l’époque : les voitures Matchbox ou Dinky-toys, les Meccanos, les Legos, les Strategos, etc. Mon tram était extraordinaire. Simplement, il ne se vendait pas dans le commerce. C’était le mien et rien que le mien. Aucun de mes frères n’y a jamais joué avec moi et je ne le souhaitais pas. C’était mon univers.

Je pourrais sans doute déplorer ici que les enfants d’aujourd’hui sont pris dans les écrans de tout genre et n’ont plus l’imagination de se transformer en conducteur de tram. Mais aurais-je seulement raison ? Allez savoir.

Je préfère simplement me réjouir, naïvement : une machine à couper le pain a pu faire – plus d’une fois – mon bonheur. Non seulement en permettant de découper de vraies « croutes » de pain, mais aussi de conduire – vers une direction incertaine – le plus étonnant des trams !

samedi 11 janvier 2014

C'était mieux avant

La théorie du « C’était mieux avant… » a encore de beaux jours devant elle. Derrière elle aussi d’ailleurs. Il y a tellement longtemps que les tenants de cette théorie proclament leurs convictions qu’il faut bien accepter que ce devait être mieux avant. Mais quand ?

Prenons par exemple le regard sur les jeunes. Tout le monde sait que les jeunes ne sont plus ce qu’ils étaient ! D’ailleurs, une inscription babylonienne – datant de plus de 3000 ans avant Jésus-Christ, soit il y a plus de 5000 ans – déclare : « Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture ».

On aurait dû à l’époque vraiment s’alarmer, car quelques centaines d’années plus tard un prêtre égyptien énonçait encore : « Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être très loin ».

C’est avec Socrate – mon maître – que j’arrêterai cette litanie de citations. Il aurait ainsi dit : « Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe ; ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n’ont aucun respect pour leurs aînés, et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres ».

Depuis lors, il s’est toujours trouvé quelqu’un pour dire que les jeunes étaient mieux avant. Vous imaginez à quel niveau doivent se vautrer les jeunes d’aujourd’hui !

Cet exemple de la jeunesse montre bien à quel point le discours des « c’était mieux avant » n’a pas beaucoup de sens. Pourtant, on n’arrête pas de le rencontrer. La télé était mieux avant, la musique était mieux avant, la politique était mieux avant, etc. En réalité, on pourrait mettre n’importe quel sujet dans cette phrase, et on trouverait toujours quelqu’un pour affirmer qu’il en est bien ainsi.

Pourtant, quand on y pense, les choses ne changent pas vraiment. Ni dans un sens, ni dans un autre. Ma conviction profonde est que l’humanité est vouée à une évolution positive (passant d’ailleurs peut-être par la disparition de l’espèce humaine telle qu’elle existe actuellement). Mais depuis que l’homo sapiens existe, il est clair que celui-ci est confronté non seulement à des réalités féériques – l’amour, l’amitié, l’art, l’humour… – mais aussi à des contingences sinistres – l’égoïsme, la jalousie, l’avarice, l’orgueil… Dans tout ce fatras, qu’est-ce qui domine ? C’est là que les visions diffèrent selon les histoires, les rencontres, les expériences. La réalité, elle, reste la même : complexe.

Non, ce n’était pas mieux avant. C’était. C’est. Ce sera. Simplement. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faille baisser les bras et ne pas œuvrer pour un futur – voire un présent – meilleur. Bien au contraire. Cela veut seulement dire qu’il ne sert à rien de se larmoyer sur un passé soi-disant meilleur. Il ne l’était pas. Quand bien même il l’aurait été, cela ne change rien. On n’a jamais que le bien que l’on se donne.