vendredi 21 janvier 2011

La langue est la mère, non la fille, de la pensée

Pensée © Eveline Gallet

« La langue est la mère, non la fille, de la pensée ». Ainsi s’exprimait Karl Kraus, polémiste autrichien du début du XXe siècle. Sans doute, voulait-il dire autre chose que ce que ce billet soutient. Ce paradoxe ne rend la réflexion que plus intéressante. Je ne sais plus trop comment, dernièrement, nous étions arrivés à nous demander si la pensée préexistait au langage. En d’autres termes, peut-on penser en dehors du langage ?

La discussion est apparemment d’ordre philosophique et plus d’un s’y est déjà coltiné (J’adore cet accord paradoxalement singulier avec « plus d’un », alors qu’il est pluriel avec « moins de deux » !). On peut montrer que ce qui caractérise la pensée humaine (la conscience, la réflexion, l'imagination, le maniement des abstractions) dépend fondamentalement de l'acquisition du langage. Il n'y a ainsi pas de pensée consciente en dehors du langage. Cependant, on ne peut nier que les mots ne permettent pas toujours de formaliser la pensée et qu’il nous arrive de penser sans pouvoir traduire par exemple nos sentiments par des mots. Au bout du compte, les philosophes s’accordent à penser et à exprimer que si la pensée, en sa totalité excède bien le langage, la pensée consciente, quant à elle, n'existe que grâce au langage.

Au-delà de la question philosophique, il y a bien sûr la dimension physiologique ou neuropsychologique. Plusieurs études ont été menées, notamment auprès d’aphasiques qui ont perdu le langage, sans pour autant perdre la pensée, ce qui postulerait l’existence d’une pensée non verbale. Au bout du compte (que je n’essaie pas d’atteindre ici), il semble cependant que toute pensée se réfère d’une manière ou d'une autre à un langage.

Une étude récente me semble à cet égard assez subjuguante (Voir Le Soir, 21 janvier 2011, p. 31). Maude Beauchemin et Maryse Lassonde (Hôpital Sainte-Justine, Montréal) ont placé quelque 126 électrodes sur la tête de nouveaux-nés (est-ce de la torture d’enfants ?) afin d’analyser les réactions du cerveau face à différentes paroles, dont celles de la mère. L’étude montre ainsi qu’un nouveau-né interprète d’emblée la voix de sa maman comme une ébauche de communication, traitée par l’hémisphère gauche du cerveau, alors que la même parole prononcée par une autre personne est traitée d’abord par l’hémisphère droit, puis gauche, puis à nouveau droit.

Lorsque ces nouveaux-nés entendent la voix de leur mère, l’information est non seulement traitée comme une ébauche de langage, mais suscite aussi un début de réponse : la partie centrale du cortex, zone motrice de la parole, finit aussi par « s’allumer ».

Au-delà du rôle fondamental de la mère dans la construction du langage et de la pensée, cette étude met en évidence que, dès les premiers instants de sa vie, l’enfant pense en interaction avec le langage et communique grâce à la pensée. C’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule. Sans œuf, pas de poule. Sans poule, pas d’œuf. Sans pensée, pas de langage. Sans langage, pas de pensée.

2 commentaires:

  1. Et c'est un peu aussi la question qui a animé la trop courte vie de Vygotski (d'où le titre "pensée et langage").

    Est-ce que toute pensée se réfère toujours à un langage ? Que penser de l'"expertise technique" sur laquelle on a parfois de mal à mettre des mots (expliquer comment conduire, le truc pour réussir une mayonnaise ou tout autre plat plus ou moins compliqué, pour réaliser une oeuvre d'art, etc...)

    La dynamique entre pensée et langage... sans doute une éternelle réflexion (et c'est bien là tout l'intérêt !) mais la thèse de Vygotski me plaît bien : des origines génétiques distinctes mais qui finissent par se rejoindre (au moment ou l'enfant comprend qu'il peut désigner une pensée par un mot ou pseudo-mot) pour former la pensée verbale au sein de laquelle c'est l'interaction entre les deux qui leur permettront mutuellement de se développer. Toutefois, dit-il, l'intersection formée entre pensée et langage n'est jamais complète : le langage garde une possible existence indépendante de la pensée (pensons aux poètes surréalistes et autres artistes qui utilisent la langue pour la beauté de ses sonorités) et la pensée garde une existence indépendante du langage (l'art, la technique, etc.)

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  2. Bonjour,
    C'est, en effet, un vieux débat et une question classique de "philo" qu'affectionnaient ceux qui "avaient fait leurs humanités", comme on disait autrefois. La façon dont cette question est habituellement posée me semble typiquement anthropocentrique. On ne peut nier que les animaux ont "une forme" de pensée, qui se traduit par des comportement plus ou moins élaborés comportant une part d'anticipation, voir l'utilisation d'outils. On sait d'autre part qu'ils utilisent aussi "une forme" de langage, ou de communication (qui n'est pas uniquement verbale - ce qui est vrai aussi chez l'homme). Le langage apparaît dès lors pour ce qu'il est, et pas plus - ce qui est déjà beaucoup - un formidable outil de communication qui permet, en outre, de structurer et formaliser la pensée, laquelle, naturellement, me semble lui préexister et pouvoir même s'en passer - a regret !
    Amitiés

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