Il est de ces moments où l’on se sent plongé, voire plonger, dans une autre vie, une vie d’antan ou de jadis, sans qu’on puisse y faire quoi que ce soit. Ces instants désarçonnants, mais intenses, sont parfois liés à la mémoire d’une configuration de temps et de lieu qui se représente dans un autre temps et un autre lieu, mais avec la même structure.
J’ai vécu une telle sensation lors de mon bref passage à Moroni, capitale des Comores. L’île de Ngazidja est liée à son volcan qui, de loin en loin, se rappelle périodiquement à ses habitants. On dit que la lave ne repasse jamais au même endroit. J’ai habité dans ce qu’on appelle là « La coulée » ou « Le Sahara », allusion à l’éruption qui un jour a tout dévasté sur son passage ne laissant qu’un désert de pierres de lave. Celle-ci ne repasse jamais, dit-on, au même endroit. Et l’homme a repris le terrain à la lave. Il y a construit ses maisons, parfois somptueuses, plus souvent bidonvillesques. Reliant ces maisons, des chemins faits de rocailles de volcan. Les routes des Comores sont criblées de trous… que dire de leurs chemins ?
Rentrant le soir d’être allés manger, nous remontions ce chemin dans le noir, sans trop bien savoir où nous allions. À chaque pas, le pied se posait doucement, prêt à s’adapter aux sillons de pierres et aux aspérités aléatoires. Il faisait chaud. Et nous étions bien ensemble, après une longue journée de travail.
Soudain, je n’étais plus à Moroni à remonter le chemin vers notre maison. J’étais plongé trente-cinq ans – un peu plus, un peu moins – en arrière, à Gratte. J’étais jeune. Nous avions passé une journée entière à travailler la pierre ardéchoise pour restaurer quelque peu ce village perdu sur le mauvais flanc de la colline. Nous avions passé du bon temps à manger, à boire, à chanter, à rire. Et nous étions en train de remonter le chemin qui nous reliait au reste du monde. Nous allions, dans l’obscurité, rejoindre une improbable folie : une fête votive, un bain de minuit… À chaque pas, il nous fallait déposer le pied avec prudence pour s’adapter aux sillons de pierres et aux aspérités aléatoires. Il faisait chaud. Et nous étions bien ensemble, après une longue journée de travail.
Je n’ai pas « pensé » à Gratte. Sans l’avoir voulu, sans aucune anticipation, je m’y suis retrouvé. Avec les sentiments et les sensations de mes 20 ans, et cette douce illusion de croire que tout est possible, que le monde est refait. Je remontais le chemin de l’espoir et du bonheur. Ces rocailles noires, de l’autre bout du monde, avaient reçu la mémoire des pierres rouges de cette Ardèche aimée. J’étais happé par elles. Tout était à nouveau possible, même si ma conscience savait désormais que refaire le monde ne sera jamais qu’une illusion perdue.
Pierre qui roule n’amasse pas mousse, pierre qui taille creuse la source, et pierre qui chemine ouvre la mémoire des rêves.
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