Je suis actuellement en mission professionnelle dans un pays « émergent » d’Afrique. C’est vrai qu’on ne s’y sent pas vraiment en « Afrique », du moins selon certains clichés. Pour moi, l’Afrique est un continent d’avenir (même s’il est confronté à d’immenses difficultés et défis) et tous les pays d’Afrique sont donc émergents. Mais c’est sans doute une autre question.
Ce pays s’est lancé résolument dans la société de l’information. Aujourd’hui encore, j’ai pu découvrir des bases de données très sophistiquées, censées faciliter le travail de tout un chacun. Notamment, j’ai vu une base de données destinées aux écoles de l’enseignement secondaire. Dans cette base de données, tous les élèves devraient (à terme) être répertoriés et bénéficier d’un suivi précis. Ainsi, dès qu’un élève s’absenterait, le système en serait informé (et pourrait, comme cela se fait dans d’autres pays, informer les parents en temps réel par un sms). Le système est aussi construit de telle sorte que les enseignants peuvent – doivent ? – encoder les résultats de chaque élève aux évaluations sommatives qu’ils réalisent. Au bout du compte, on pourrait imaginer ainsi que ce soit la base de données elle-même qui décide, à la fin de l’année, si l’élève a réussi ou non. C’est du moins le bénéfice escompté que devraient en tirer les enseignants…
Si ce système, comparable à ce qui se fait dans d’autres pays, y compris la France autour du « socle commun des connaissances et des compétences », est un petit bijou d’un point de vue technologique, il m’interpelle cependant à plus d’un titre.
D’abord, sur sa dimension purement technique. Même si les choses peuvent changer rapidement, nous sommes dans un pays où il y a de nombreuses et longues coupures d’électricité et où les connexions internet sont relativement lentes et hasardeuses. Comment dans ces conditions implémenter réellement un tel système dans les écoles qui parfois même n’ont tout simplement pas d’électricité ?
De plus, tout le système repose sur l’investissement des enseignants qui sont invités à encoder en temps réel absences et notes. En ont-ils non seulement les compétences (on peut certainement les développer), mais en ont-ils surtout l’envie ? Qu’y gagneront-ils, si ce n’est des heures d’encodage ? Or, si les enseignants ne font pas convenablement leur part de travail, tout le système s’effondre.
Enfin, il y a de nombreuses questions éthiques et déontologiques. Pour moi, ce sont les questions fondamentales. Si on commence à assurer le suivi centralisé des absences et des notes des élèves, on continuera par encoder le nombre de fois qu’ils posent une question impertinente, qu’ils vont aux toilettes sans raison apparente, qu’ils regardent de trop près une personne de sexe opposé (ou semblable), qu’ils énoncent une idée contraire à la pensée politiquement correcte, qu’ils votent pour un parti différent de celui qui est au pouvoir… Bref, à force de vouloir tout savoir sur tout le monde, on est en train de construire une société où chacun n’existera – n’aura de valeur – qu’en fonction des informations qui le concernera dans les nombreuses bases de données… que dis-je : dans la base de données unique des citoyens de ce nouveau monde complètement informatisé. Et dans « informatisé », il y a non seulement « informations », mais surtout « formatisé » !
Les concepteurs qui m’ont présenté leur système d’informations ne pensent – c’est une évidence – qu’au développement de leur pays et à son insertion dans le 21e siècle, avec les meilleures intentions du monde. N’empêche, ça fait frémir !
C'est comme sur Facebook !
RépondreSupprimerOui... cela fait parfois frémir, quand on songe combien on est "fiché" de partout !
RépondreSupprimerAvec les meilleures intentions du monde (sécurité, fiabilité, etc), on crée la société la plus surveillée qui soit !
C'est drôle, car j'avais la même réflexion ces jours-ci (enfin, je l'ai souvent), en regardant le (remarquable) film sur Carlos : pas le chanteur, le terroriste activiste vénézuélien. A priori rien à voir... mais je me disais, en voyant des images d'actualités des années 70, que la société non encore informatisée était très différente d'aujourd'hui !
Est-ce un bien, est-ce un mal ? On ne peut stopper cette évolution je crois...
Mais ça fait réfléchir !
Tu n'empêcheras pas ce pays d'aller vers l'informatisation, mais le progrès a un prix : on ne le mesure pas toujours... Et voilà, pour ça, il faut des philosophes : des gens de réflexion, de nuance, pour apporter ces questions. Heureusement que les matheux n'ont pas le monopole de la pensée !