mercredi 22 octobre 2025

La bête à bon Dieu

  

Le matin, je m’éveille un peu avant 7 heures. Depuis que je suis seul, j’ai pris l’habitude d’avoir mon ordinateur portable à côté de moi. Plutôt que de me lever, je passe quelques dizaines de minutes à découvrir le monde du matin, à lire les courriers de la nuit, à parcourir les réseaux sociaux de l’absence de temps, à pratiquer quelques jeux sans importance…
 
Ce matin, pendant que je vaquais à ces menues occupations, une petite bête est venue se déposer sur l’écran. Attirée par la lumière, elle l’a parcouru sans cesse. Je n’ai pas pu la reconnaître, aveuglé moi-même par cet écran hypnotique. Elle me semblait être une petite bête à bon Dieu, mais je n’oserais pas l’affirmer. 
 
Une évidence m’est apparue : nous étions tous les deux intéressés par le même écran, la même lumière. Il se passait toutes sortes de choses sur cet écran, mais visiblement elle n’en avait cure. Pour elle, la lumière était tout : un phare dans la nuit, une promesse de chaleur, peut-être un abri. Elle ne voyait ni les lettres, ni les images, ni le sens caché derrière les pixels. Elle ne cherchait que la clarté. Elle semblait adorer s’y promener.
 
Ce n’était qu’une petite bête, à bon Dieu ou non, mais son manège, si différent du mien, m’a fait réfléchir. Moi, je ne voyais pas la lumière, mais ce qu’elle révélait : des mots, des visages, des idées, des mondes entiers. Je ne cherchais pas la clarté, mais le sens.
Nous partagions la même scène, baignent dans le même halo lumineux, et pourtant, tout nous séparait : l’objet de notre attention, la nature de notre curiosité, la profondeur de notre regard. 
 
Combien de fois nous retrouvons-nous avec d’autres dans une même situation sans la vivre de la même façon ? Chacun sa vie, ses perceptions, ses compréhensions… La petite bête ne me dérangeait pas et je l’ai laissé vivre son plaisir. Le bonheur n’est-il pas fait du respect de nos différences, de cette liberté de laisser vivre l’autre la sienne ? Être côte à côte, vivre les mêmes instants, regarder la même chose — et pourtant ne rien voir du même monde, sans que cela pose le moindre problème.