lundi 13 avril 2020

Histoire de confinés

Ce billet est particulier. Il a huit auteurs qui ne se sont pas vus pour l’écrire, confinement oblige. Ils n’ont même pas su ce que les autres écrivaient. Ils ont joué sur le principe du « cadavre exquis » : un joueur dessine une tête et le début du cou, il plie le papier et laisse les traits du cou dépasser, le joueur suivant continue le dessin, et ainsi de suite. Pas de dessin pour nous, mais des paragraphes de mots, avec une phrase finale, refilée au suivant… Au bout du compte, une histoire qui – au-delà de son inévitable fouillis – contient sa cohérence : la musique qui traverse chaque extrait, même lorsque l'instrument est absent ; la nature, dans ce qu'elle a d'unique et d'universel - le grain de sable unique au milieu du désert, l'étoile unique dans la constellation -  ; la mère - le deuil - la résilience ; le chat qui fout la m.... ; la nature prodigieusement indifférente à la souffrance humaine...


Assise, la louve aux yeux rouges veille au fond de la grotte. Son ombre immobile se découpe sur la paroi humide. Oreilles pointées, truffe aux aguets, elle veille. Des volutes d’air frais charrient les senteurs de la nuit qu’elle capte une à une : humus vert, tourbe grasse, mousse phosphorescente, musc poivré. Goutte à goutte, le dôme de pierre remplit la flaque où lapent deux de ses petits. D’un coup de patte sans concession, elle repousse le troisième au fond de l’abri. Un jappement aigu se répercute contre la roche. Les pupilles rouges intiment le silence : « Je refuse que tu t’aventures chez les hommes ». Dans les yeux gonflés de larmes, la mère lit le rêve volé au petit, celui des histoires du monde d’avant : « Sous la constellation du sagittaire, il était une fois un louveteau… ».

« Ma mère disjoncte, genre elle est folle », maugréa Randah en observant la femme assise près de l’âtre serrant le livre de contes dans ses bras épuisés. Le destin s’acharnait sur elles deux depuis un an ? À la bonne heure, il en fallait plus pour l’abattre. Elle s’empara du seul objet disponible dans la pièce vide, un vieux balai oublié, et le brandit vers le plafond de la cahute, comme défiant le ciel malveillant. Jetant un dernier coup d’œil sur sa mère éplorée, elle sortit, se dirigeant droit vers la maison aux chrysanthèmes. Une petite vieille attendrissante y habitait, s’occupant du matin au soir dans son jardin digne d’un conte de fées. Toutes sortes de plantes bizarres et de fleurs resplendissantes y poussaient pour le plus grand plaisir de passants qui s’arrêtaient devant ce parterre incongru en ces temps si troubles. Iris – la petite vieille en question – accepta bien volontiers de prendre soin de sa mère et Randah quitta bientôt le village, le cœur gonflé à bloc.
« Viva Corsica ! », murmura Randah en chemin, pour se donner du courage. Elle sourit, au souvenir de ce cri de famille que son père avait introduit. Corse jusqu’au bout des ongles, cet homme maigre, grand et anguleux leur avait enseigné à son frère et elle ce que les mots « détermination et courage » signifiaient.
Au bout d’une matinée de marche, l’adolescente aux cheveux de feu aperçut le clocher du village des Quatre Vents. Ravagé par la pandémie, il semblait déserté par ses habitants. Des portes entrouvertes, du mobilier jeté par terre, des coussins éventrés donnaient un aperçu de la fuite éperdue des villageois pressés de quitter ce lieu maudit.
« Diego, espèce de bâtard, j’espère que t’es encore là ». Randah sans le vouloir avait prononcé cette phrase à haute voix, ce qui fit sursauter un gros matou gris frôlant la jeune fille, surpris d’entendre une voix humaine dans ce silence assourdissant.

Le chat se faufila entre les obstacles, sans rien renverser ni même toucher. Randah avait toujours été émerveillée de voir les petits félins se déplacer, comme s’ils n’étaient pas concernés par les lois de la pesanteur. Perdue dans son observation, elle en oubliait presque l’étrangeté de la situation.
C’est le chat lui-même qui l’y ramena. Arrivé près d’une table légèrement bancale, il décida de sauter dessus, ce qu’il fit avec beaucoup de grâce. La table fut pourtant déséquilibrée par le mouvement. Le violon qui y dormait chut dans un fracas grinçant. Tout s’enchaîna alors en cascade.
Le cri plaintif du violon réveilla un rat qui somnolait tapi dans un coin. Il s’encourut paniqué, renversa quelques casseroles qui n’en demandaient pas tant pour participer à la fanfare qui s’engagea dans un Allegro presto peu commun. Des animaux sortaient de partout, courant ou volant dans tous les sens. Le silence n’était plus maintenant qu’un lointain souvenir. C’était une véritable cacophonie. Des mouettes traversèrent l’espace, poursuivies par un héron qui leur jetait son cri de haine. Ce croassement résonna comme un signal final : instantanément, le silence revint prendre possession des lieux dans son éternité majestueuse.
Randah retrouva tous ses esprits, les bons comme les mauvais, regarda affectueusement sa mère perdue dans ses délires et se répéta une nouvelle fois : « Cela ne peut pas durer ».

Figée comme une statue de sel au milieu de l’appartement, les scénarios les plus fous commencèrent à envahir son cerveau. Elle se voyait noyer le chat dans une fontaine de chocolat, prendre sa mère par la main et s’élancer vers le ciel depuis le balcon du troisième, sauter de nuage en nuage, hurler au sommet du Mont-Blanc et puis… Des larmes perlèrent sous les cils de ses yeux anthracite.
Le vilain matou recommença sa complainte… Parvenu à sauter du rebord de la fenêtre sur les genoux de sa mère, il n’avait cure des tremblements et des imprécations de la vieille folle. Il semblait apprécier la situation inconfortable, et de ses griffes s’agrippait aux cuisses tremblantes de Simone. Randah se raidit. Les félins de toute espèce sont des parasites, se dit-elle. Elle retroussa ses manches, inspira un grand coup et se jeta sur l’intrus. L’empoignant par la peau du dos, elle libéra sa pauvre mère de son bourreau. Le matou ne se laissait pas faire et miaulait de plus belle, tentant d’échapper aux serres de la jeune fille. Un court instant, elle faillit le renvoyer par là même où il était venu. Mais elle se ravisa. Elle se rappela à quel point elle avait été mauvaise en sciences, à l’école. Une telle expérience, la chute d’un chat du troisième étage sur ses pattes ou non, aurait été gâchée par son incompétence en la matière. Elle haussa les épaules, ouvrit la porte de l’appartement et reposa doucement le matou sur ses coussinets. Un léger chatouillis dans le fond de sa gorge lui rappela son allergie aux poils des félidés.
Les minutes passèrent, tout d’un coup plus silencieuses que jamais. Sa mère était prostrée et digérait le choc de la rencontre avec le chartreux envahissant. Randah hésitait à fermer la fenêtre, un vent chargé de senteurs encore indéfinissables commençait à titiller ses narines.

Randah baissa les yeux avec résilience, témoin en pensées et en émotions, ce qui faisait sa capacité à être dans le présent.
Marc lui aurait dit d’un ton calme et posé qui l’énervait : « Randah, souviens-toi que personne ne perd d’autres existences que celle qu’il vit et qu’on ne vit que celle qu’on perd ».
Alors, sans trembler, sa main se retira de la clinche vieillotte de la fenêtre entrouverte, laissant percevoir la pleine lune rose du 8 avril. La nature était vivante. Son odorat très affiné sentait la fin d’une vie, celle de cette vieille femme, qu’honorait la nature de cette lune resplendissante.
Randah capta le regard éperdu de sa maman, prit un coussin et le plaça dans son dos de façon à la relever dans son lit.
Pianiste de génération en génération de par les femmes, Randah avait dans son bagage un petit orgue orné de fruits sculptés à l’ancienne. On y retrouvait des pommes, des poires, des cerises et des vignes avec de petits angelots.
Randah plaça le petit orgue à portée de sa mère pour qu’elle puisse y pianoter les si belles notes qu’elle avait l’habitude de jouer de mémoire, sans partition aucune.
Lorsque cette dernière s’arrêta de jouer, Randah lui prit la main et lui dit : « Tu te rappelles l’histoire du crapaud à trois pattes que tu nous racontais ? »
« Il symbolisait la lune où il est censé vivre avec le lapin lunaire », nous disais-tu. Elle se mit à rire lourdement. « Oui, le Sisyphe Chinois », reprit la vieille dame avec un ton de circonstance. « Condamner à tailler un arbre qui repousse indéfiniment ». Elle écarquilla les yeux.
« Ce crapaud tenait dans la bouche une pièce de monnaie qui symbolise l’astre lunaire de par sa forme ronde », renchérit-elle. Randah toussota et regarda par la fenêtre la lune rose de ce mois d’avril où cette dame vénérable vivait ses derniers instants confinés. Elle reprit son souffle et lui serra la main avec une force et une tendresse inouïe.
Randah prit alors son orgue et se mit à jouer une ode au milieu de la nuit pour aider à l’endormissement de sa mère lunaire, mélodie et décorum qu’elle enregistra sur son smartphone en souvenir pour les siens.

Randah alla se coucher, mais elle ne parvint pas à trouver le sommeil. Elle était venue vivre chez sa mère, dont la maison avait miraculeusement échappé aux bombardements incessants de ces derniers jours. Les combats faisaient rage, on ne savait qui vous tuait, de l’un ou de l’autre camp. Elle lut quelques pages d’un vieux journal, un journal d’avant la guerre, d’avant l’arrivée de ces hommes qui croient tout savoir sur tout et qui vous imposent brutalement leur vision du monde et de la vie.
Elle ouvrit çà et là quelques tiroirs, qui contenaient les maigres trésors de sa famille, quelques bijoux, des photos d’enfance de sa fratrie, des objets hétéroclites qui pouvaient toujours servir au cas où. Le seul cas qu’on n’avait pas prévu, c’était cette guerre abominable. Au cas où, on aurait dû acheter des armes, mais pourquoi faire ? Dans la famille on n’aimait pas les armes, on n’imaginait pas un seul instant qu’une telle guerre puisse jamais se produire. Une échauffourée par ci par là, à la rigueur, on a le sang vif ici, mais pas ça, pas ça.
Randah ouvrit une fenêtre, comme on secoue ses chaînes pour se libérer, pour ne plus penser. Elle se concentra sur le gazouillis des oiseaux juste avant l’aube, d’abord discret puis de plus en plus insistant, joyeux. Comment peuvent-ils encore chanter ? Ses doigts à elle pouvaient encore jouer d’un instrument, mais aucun chant ne sortait plus de sa bouche. Randah regarda bien en face le soleil qui se levait à l’horizon, comme un roi à la porte de la salle du trône. Comment peut-il encore briller ainsi, sur une terre aussi meurtrie ? Randah pressa nerveusement entre ses doigts le collier de pierres gemmes de sa petite fille. Atomisée sa maison. Atomisée son enfant chérie. Tout ce qui reste d’elle, c’est ce collier, juste une toute petite trace d’elle, comme un grain de sable dans le désert.

Mais ce grain est spécial, même sous un soleil aveuglant, il semble luire au milieu des milliards de ses semblables. Ou peut-être que l’éclat d’un grain de sable dépend de celui qui le regarde. Tout à coup, elle lâcha prise. Un sentiment agréable de calme et de paix s’empara d’elle. Elle n’avait pas cessé de fixer ce grain jaune défiant le soleil, comme une note de contrebasse dans un morceau pour violon. « J’ai la chair de poule » se dit-elle. Ses pensées avaient à peine traversé son esprit qu’un autre grain se mit à briller, puis dix, puis cent... À force que le désert s’illuminait, des souvenirs et des émotions de bonheur lui réchauffaient le cœur. Cette vaste étendue de sable qu’elle avait considérée comme hostile l'enveloppait à présent dans son chaud manteau doré. Au plus profond de sa mémoire elle entendit le désert la bercer. Les images et histoires de son passé composaient une mélodie douce et rassurante qui l’emportait au loin. Tous les grains ne faisaient plus qu’un, éclairant les endroits les plus sombres. Son souffle s'apaisa, ses muscles se relaxèrent et la mélodie se fit de plus en plus discrète jusqu'à disparaître. La lumière des grains de sable s’en alla peu à peu pour laisser place au silence. Elle s’endormit.

Le silence laissa à son tour la place à la symphonie des étoiles. Une à une, elles apparaissaient sur la grande scène du ciel, chacune avec sa couleur, sa voix, sa tonalité propre. Ainsi le ciel noir se couvrit-il de multiples constellations vibrantes.
Sans doute est-ce l'une d'entre elles qui amena la louve. Tout comme un train des hommes déverse ses passagers sur le quai d'une gare anonyme, la louve débarqua d'une constellation à l'origine inconnue avec comme destination le rêve de celle qui s'était endormie sur la plage. La louve du ciel avait dans sa mémoire des lieux terrestres, des lieux où elle savait instinctivement que les siens avaient été en sécurité, des grottes profondes aux odeurs d'humus et d'humidité. Elle savait que les humains étaient un danger, mais elle sentait aussi que certains étaient des exceptions, comme celle qui était endormie sur la plage. Il ne fallait pas la réveiller encore, d'abord la rencontrer dans ces images si brumeuses des rêves qu'on les croirait irréelles et qui pourtant sont autant de passages vers d'autres mondes. La louve fronça le museau pour respirer la nuit et les messages qu'elle portait. Ah, tout ce que ces humains ignoraient...

Au fond de la grotte, la louve s’est couchée. La respiration paisible de ses trois petits contre son flanc rythme son souffle. Ses paupières lourdes se ferment sur ses yeux rouges. Les oreilles pointées, elle veille.


Texte écrit à distance, du 9 au 12 avril 2020, par Hugues De Lombaert, François-Marie Gerard, Jeanne-Marie Hausman, Philippe d’Huart, Ariane Jouniaux, Sabine Mammerickx, Isabelle Slinckx et Patricia Tassile

mercredi 8 avril 2020

Si seulement on pouvait retenir la leçon

De toute évidence, mon premier billet (29 février) sur le Covid-19 était un peu trop désinvolte vis-à-vis de ce sinistre coronavirus, même si les chiffres d’autres causes de décès qu’il présentait restent valables et invitent encore à relativiser. Depuis lors, on est passé de 3000 morts à plus de 80 000 dans le monde. Ce n’est pas rien et c’est 80 000 de trop, alors que ce n’est pas fini.

Il faut encore relativiser, mais aussi analyser :
  • il y a un siècle, en 1918-1919, la pandémie dite de la « grippe espagnole » fait de 20 à 50 millions de morts selon l'Institut Pasteur, et peut-être jusqu'à 100 millions selon certaines réévaluations récentes, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale ;
  • en 1957, la « grippe asiatique » entraîne la mort de 1,1 million de personnes, alors que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) avance deux millions de personnes ;
  • en 1968-1969, il y a cinquante ans à peine, la « grippe de Hong-Kong » tue environ 1 million de personnes, dans une relative indifférence en France alors que le nombre de victimes y dépasse 50 000 ;
  • depuis la fin des années 1970, l’épidémie de SIDA cause la mort de plus de 32 millions de personnes.
Publier ces chiffres ne vise nullement à réduire l’ampleur ni la dangerosité de l’actuelle pandémie, même s’ils invitent à relativiser. Par contre, ils poussent à se poser des questions, notamment de savoir ce qui fait que dans ce cas-ci, la moitié de la population mondiale se retrouve confinée avec des conséquences sociales et économiques incommensurables. Pourquoi nos dirigeants prennent-ils de telles mesures, globalement en accord avec la population ?

L’histoire ne s’écrit jamais dans le feu de l’action, mais on peut d’ores et déjà avancer quelques explications. La principale est sans doute que le rapport à la mort, voire à la maladie, a changé. L’homme continue bien entendu à savoir qu’il est mortel, mais les frontières de la mort ont changé. Les progrès de la médecine nous ont donné un sentiment illusoire d’éternité. Depuis 1900, l’espérance de vie en France est passée de 48 à 82 ans, soit une augmentation de 70% ! Cette augmentation a conduit à une confiance collective quasi aveugle dans la science médicale. C’est celle-ci qui explique l’apparente insouciance lors de l’épidémie de 1968 (où il y avait d’autres chats à traiter), mais aussi l’insouciance bien réelle dans la gestion anticipative des stocks de masques (pourquoi avoir un stock qui ne servira à rien ?) et dans les investissements dans les soins de santé (pourquoi investir puisqu’on est quasi immortels ?).

Le réveil est dur pour nos décideurs. Pour chacun d’entre nous aussi d’ailleurs. Non, nous ne sommes pas immortels. Et le danger est là, à notre porte, bien présent. Si on ne faisait rien, les malades auraient très rapidement dépassés la nouvelle capacité de soins hospitaliers. Au bout du compte, le risque était d’avoir près de 1000 fois plus de victimes qu’actuellement, c’est-à-dire environ 80 millions !  Devant cette urgence, toute relative qu’elle soit, il fallait agir. On assiste ainsi à une mise à l’arrêt de la frénésie économique. Ce que les luttes pour sauver le climat n’ont pas obtenu malgré les millions de manifestants dans le monde depuis longtemps, la petite bête l’a exigé et décroché en quelques mois.

En réalité, le danger lié aux changements climatiques est bien plus important que celui du Covid-19. La différence n’est pas la gravité, mais l’urgence immédiate. C’est ce qui peut inquiéter d’ailleurs, parce qu’une fois que celle-ci sera passée – comme ce fut le cas lors des pandémies précédentes – on peut malheureusement supposer que la frénésie néolibérale de la consommation reprendra de plus belle. On risque d’oublier très rapidement que l’aspect pandémique du coronavirus a été favorisé par la mondialisation de la mobilité et du commerce. Vouloir tout et tout de suite sur sa table conduit inexorablement à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Si seulement on pouvait retenir la leçon…