mardi 1 mars 2022

Être traduit en russe et en ukrainien, à quoi bon ?

 

Les auteurs francophones traduits à la fois en russe et en ukrainien ne doivent pas être nombreux, d’autant plus dans l’univers pédagogique. J’en suis ! En 1993, Xavier Roegiers et moi-même publions, aux éditions De Boeck Université, l’ouvrage Concevoir et évaluer des manuels scolaires. Ce livre a été traduit et publié en 1998 en portugais et en russe, puis en 2001 en ukrainien. Pour la petite histoire, une nouvelle édition révisée a été publiée en 2003 sous le titre Des manuels scolaires pour apprendre. Celle-ci a été traduite et publiée en 2008 en chinois !

Au-delà de la gloriole et du souvenir qu’un jour mes enfants et/ou mes petits-enfants brandiront – peut-être – en mémoire de leur (grand-)père, ces publications posent aujourd’hui des questions difficiles à éviter.

Notre livre Concevoir et évaluer des manuels scolaires a été écrit à partir d’un cadre bien particulier : en 1992, nous animions – Xavier, moi et d’autres – deux sessions de 4 semaines regroupant les participants d'une quinzaine de pays africains, asiatiques et du Pacifique. Cela se déroulait à l’École internationale de Bordeaux (EIB), qui était alors l’outil principal de formation de l’Agence intergouvernementale de la francophonie (AIF) qui se transformera par la suite en Organisation internationale de la francophonie (OIF). Ces sessions étaient extraordinaires : il y avait à Bordeaux un brassage incroyable de responsables issus de tous ces pays ayant en commun la langue française. Joyeux mélange en soirée, mais journées d’échange et de formation incomparables. Sur la base de ce travail multiculturel, nous avons fini par formaliser notre réflexion collective dans cet ouvrage devenu une référence en la matière.

Inévitablement, les valeurs qui soutenaient notre réflexion étaient basées sur l’échange, la collaboration, la construction de compétences inclusives… Si des éditeurs russes et ukrainiens ont estimé nécessaire de traduire et de diffuser notre ouvrage, c’est assurément qu’ils pensaient que son contenu pouvait contribuer au développement pédagogique de leur pays, comme j’ai pu d’ailleurs le constater en d’autres circonstances et en d’autres lieux, au Vietnam, en Moldavie, au Sénégal, en Mauritanie, au Bénin, aux Comores, à Madagascar… et en Belgique bien sûr.

Dans toutes ces interventions, j’ai toujours cru fondamentalement que – par ce biais des manuels scolaires – j’œuvrais à l’éducation des générations futures, et à travers celle-ci à la paix. Développer les compétences des jeunes, c’est leur ouvrir la porte du respect mutuel. Comme l’a écrit Isaac Azimov, « La violence est le dernier refuge de l'incompétence ». Un être réellement compétent ne peut être que non violent.

Je ne me prononcerai pas ici sur ma position dans le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine. Si ce n’est pour dire qu’il va à l’encontre de toutes les valeurs que j’ai toujours défendues, tout au long de ma vie. Ce sont des valeurs de paix, de partage, de collaboration, de respect… Je n’ai bien sûr pas la prétention de croire que la traduction de notre ouvrage en russe et en ukrainien a pu contribuer à développer chez les enfants de ces grands peuples ces valeurs fondamentales. Je n’ai pas cette prétention, mais il me reste l’espoir… Et celui-ci s’envole méchamment dans les circonstances actuelles.

À quoi bon écrire si cela ne sert pas à mieux s’aimer ?