Le 11 septembre 2001, j’étais en train de former à la gestion de projets, à la Commission européenne. Notre formation fut un peu perturbée : les informations sur ce qui passait à New-York arrivaient jusqu’à nous. Je décidai d’ailleurs d’arrêter le formation avant l’heure. Un incroyable « projet » était en train de trouver son accomplissement. Celui-ci allait changer le monde.
J’ai souvent dit, lors d’autres formations à la gestion de projets, que j’aurais bien aimé être une petite souris pour voir comment ce projet fut préparé et géré. Ceux qui s’en sont occupés devaient être de véritables experts de la gestion de projets pour mener à bien celui-là, en préservant la part de secret indispensable pour sa réalisation et en atteignant des résultats qui dépassaient de loin leurs objectifs. Bien sûr, mon admiration pour ces « experts » s’arrête là. Fondamentalement, ce projet m’a toujours semblé, et me semble encore, complètement inutile et nuisible.
Il répondait pourtant, pour ses auteurs, à un besoin. Un projet n’a de sens qu’en fonction du besoin qui le suscite. Mais comment analyser celui-ci ? La découverte, en 1991, du modèle défini par Étienne Bourgeois, fut pour moi une véritable révélation. Cet auteur montre que le besoin résulte de l’interaction entre trois composantes : les représentations de la situation actuelle, les représentations de la situation attendue, et les représentations des perspectives d’action.
Face à une situation actuelle, les personnes perçoivent différents problèmes, qu’il serait nécessaire de supprimer. Elles ont aussi une certaine image de la situation attendue, telle qu’elles voudraient qu’elle soit si on était dans un monde idéal. Enfin, les personnes ont aussi une certaine idée de ce qu’il faudrait faire pour atteindre cette situation idéale. Quand les gens expriment un besoin, ils peuvent le faire en se positionnant sur l’une des trois composantes. Il serait assez logique que la majorité entre dans leur expression du besoin en parlant de la situation actuelle ou de la situation attendue. En réalité – et c’est un vrai problème en gestion de projets – les gens (surtout ceux qui ont du pouvoir) s’expriment la plupart du temps en termes de perspectives d’action : il faudrait faire ceci ou cela… sans parler de l’écart à réduire entre la situation actuelle et la situation attendue, et en oubliant donc de se poser la question de la cohérence entre l’action envisagée et l’écart à réduire.
Mais négligeons cette déviance, d’autant plus qu’en l’occurrence, les terroristes de 2001 (et ceux d'après) ont opté pour des moyens d’action – ces sinistres attentats – qui étaient cohérents avec leur vision de l’écart entre situation actuelle et situation attendue. C’est cette dernière qui pose problème : en caricaturant, pour les terroristes, la situation attendue est « le chaos ». En termes plus vulgaires, ce qu’ils veulent, c’est « foutre le bordel intégral ». Les attentats qu’ils fomentent sont cohérents avec cet objectif. Le désaccord fondamental que j’ai avec eux réside dans celui-ci : pour moi, la situation attendue est la solidarité, le respect mutuel, l’ordre (au sens anarchique du terme : l’ordre sans le pouvoir).
Je partage (en partie) les représentations des terroristes de la situation actuelle : notre monde ne tourne pas rond, de nombreuses personnes sont méprisées et niées, certains s’arrogent un pouvoir impérialiste sur les autres, etc. Mais je ne partage pas du tout les représentations des terroristes de la situation attendue. Ils visent le chaos, je vise l’harmonie. Je ne peux dès lors qu’être en opposition totale avec les projets qu’ils vont mener pour atteindre leurs objectifs, correspondant à leur vision de la situation attendue.
Si je prends le temps de parler de cela, c’est parce que je crois qu’aujourd’hui, ce qui est essentiel n’est pas de lutter contre les perspectives d’action des terroristes. Il est bien sûr indispensable de veiller à éviter la réalisation de ces attentats. Mais si on veut vraiment avancer, il faut surtout travailler sur les représentations de la situation attendue. Pour y arriver, il ne sert à rien de mettre des militaires, des policiers, des juges aux quatre coins des rues. Il faut éduquer. Ce dont on a besoin plus que jamais, ce sont des enseignants motivés, des éducateurs de rue, des animateurs culturels, des éveilleurs et autres allumeurs de réverbères…
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