Tout en cuisinant un dos d’églefin sur son bain d’oignon et de basilic, je jouais au piano. Je n’ai jamais appris cet instrument, mais c’est celui avec lequel je joue le plus naturellement aujourd’hui. Ma chère et tendre a choisi ce moment – avec raison – pour aspirer la maison. Mon jeu pianistique se limite pour l’essentiel à des morceaux en do majeur ou en la mineur, avec parfois des incursions vers sol majeur ou mi mineur. Et là, l’horreur survient : l’aspirateur « distille » un sol dièse insupportable.
Je dis bien un sol dièse. Moi qui suis aussi contrebassiste, je connais bien la différence entre un sol dièse et un la bémol, même si pour le piano, c’est la même note. Il y a cependant quand même un coma de différence… et c’est ce coma qui créait l’horreur, le supplice. J’ai continué à jouer. Il fallait bien donner le change, mais à chaque note jouée, je souffrais de cette incohérence fondamentale. Une telle dysharmonie est insupportable pour qui l’entend.
Que retenir de tout cela ? D’abord, qu’il suffit de peu de chose pour rendre la vie insupportable. De tellement peu de chose que ce n’est que parce qu’on y est attentif que la vie dégénère. Il aurait peut-être suffi que je ne détecte qu’un la bémol pour m’en contenter et continuer à jouer mes petites mélodies. Mais c’était un sol dièse et cela rendait l’harmonie inconvenante et massacrante. C’est la même chose dans la vie quotidienne : il suffit qu’à un certain moment un élément apparaisse comme en dysharmonie avec ce que l’on vit pour d’un seul coup rompre tout charme à la situation et basculer dans une guerre autant absurde qu’inutile. Combien de relations n’ont-elles pas ainsi sombré, simplement parce que le coma de différence allait dans le mauvais sens ?
Puis, on peut aussi surmonter l’affaire. J’ai continué à jouer tant que je le pouvais – mon poisson m’attendait ! – et j’ai simplement dit à ma belle « La prochaine fois qu’on achète un aspirateur, demandons qu’il ne soit pas en sol dièse ». Elle m’a regardé d’un œil dubitatif – finalement, ce qui compte avec un aspirateur, c’est qu’il nettoie le sol, dièse ou non – mais j’ai quand même senti dans son regard tout l’amour qui permet de déplacer des montagnes. Fussent-elles de poussière.
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