samedi 10 juillet 2021

Vivre ensemble

 

Ce billet est écrit - comme tous ceux de mon blog Réverbères - à titre purement personnel. Il n'engage en rien les organisations auxquelles j'appartiens. J'ajoute qu'il n'est en rien lié à la nomination-démission d'Ihsane Haouach comme commissaire du gouvernement à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.

Je l’avoue : je cède à la mode qui veut que la question du port du voile dans la fonction publique apparaît pour beaucoup comme une priorité. Pensez donc : notre civilisation serait directement menacée parce qu’une femme porterait le voile dans l’exercice de ses fonctions publiques. Il me semblait que ce qui menaçait vraiment notre civilisation, l’humanité même, c’étaient les dérèglements climatiques. Mais bon, admettons.

Je tiens à clarifier dès le départ : personnellement, je trouve que le voile témoigne d’un système archaïque où les femmes sont soumises au diktat insupportable d’hommes qui n’ont aucune considération réelle pour ce qu’elles sont et dont le seul objectif est de cadenasser leur apparence sous de faux prétextes religieux. Cela ne signifie pas pour autant que la femme qui porte un voile adhère à ce système archaïque et/ou se soumet à ce diktat viril. J’espère que c’est suffisamment clair.

Je tiens aussi à préciser que la neutralité de la fonction publique et la séparation entre l’État et l’Église (quelle qu’elle soit, y compris l’Église laïque) sont des valeurs essentielles pour qu’un État pluriel et multiculturel tel que le nôtre puisse assumer sa raison d’être : servir tou·tes les citoyen·nes d’une manière égale pour le bien commun. C’est le seul objectif à poursuivre, et il n’est pas sûr que ce soit le cas lorsque le chef de l’État et quelques ministres assistent à un Te Deum pour la Fête nationale du 21 juillet.

La question fondamentale, trop peu posée, me semble dès lors être de savoir si l’État, au nom de cette neutralité, peut interdire – je dis bien « interdire », avec tout ce que cela implique au niveau de la liberté – une apparence faisant de celle-ci son vecteur essentiel. L’enjeu est bien de savoir s’il faut ou non interdire que des personnes aient l’apparence qu’elles veulent avoir ou que tout simplement elles ont. Il me semble évident que les agents publics doivent assurer un service égal et efficace pour tout le monde. Cette égalité et cette efficacité sont-elles liées à l’apparence de l’agent qui rend ce service ? Et faut-il aller jusqu’à interdire tout signe d’une différenciation de personnalité ?

Il y a de nombreuses différenciations de personnalité qui peuvent conduire à des apparences différentes. Porter le voile indique effectivement un trait important d’une personnalité. Mais il en est de même du port de la cravate, du maquillage plus ou moins marqué, de la forme du décolleté, de la longueur ou de la teinte des cheveux, du port de boucles d’oreilles, de piercings ou de tatouages, de la présence d’un pin’s emblématique ou non, de la longueur de la jupe ou du pantalon, de la forme de la barbe, des inscriptions sur un masque sanitaire, de la couleur de la chemise, de la cravate ou de l’écharpe, voire tout simplement du sourire… Comme a pu l’expliciter Erving Goffman, la visibilité qu’une personne donne d’elle-même appelle immanquablement une interprétation sur ce qu’elle est et sur ses intentions. C’est sur cet ensemble d’indices, de signes, d’informations – livrés la plupart du temps de façon non consciente et involontaire – que va s’organiser l’interaction entre les personnes et se mettre en place un ordre social au niveau de chacune des situations. C’est de toute façon ainsi, quel que soit le signe extérieur concerné.

Il y a longtemps que différentes organisations ont compris cette réalité. C’est pourquoi plusieurs d’entre elles imposent un uniforme : la police, les pompiers, l’armée, les mouvements de jeunesse de toute obédience, certaines écoles, etc. L’idée est de faire en sorte que tout le monde se ressemble afin que les différenciations de personnalité ne soient pas visibles et n’influencent pas la relation sociale. Dans cette logique, plutôt que d’interdire des signes de différenciation (en sachant que, dans le débat actuel, le seul signe à interdire serait le voile…), ne devrait-on pas se tourner vers une uniformisation de l’apparence des agents publics ? En allant jusqu’au bout de la logique, il faudrait alors cacher tout ce qui pourrait créer la différenciation et imposer un uniforme permettant à tout un chacun de se trouver en face d’un·e individu totalement anonyme. Par exemple, afin de gommer toute différenciation, l’uniforme de la fonction publique belge (quel que soit le genre de l’agent) pourrait être de ce type :
 


D’accord, là, je déconne, à dessein. Ça me permet juste de montrer, avec un peu d’humour, l’absurdité de la réponse « interdiction » apportée par beaucoup à de réelles questions complexes qui concernent le « vivre ensemble ». Vivre ensemble, ce n’est pas commencer par exclure. Interdire une certaine apparence, c’est exclure, sans compter qu’en soi interdire est une atteinte insupportable à la liberté individuelle, chère à certains (qui pourtant cherchent à l’imposer).

Je ne crois pas qu’il faille imposer à tout agent public un uniforme qui lui ferait perdre toute existence personnelle. Je ne crois pas qu’il faille interdire à un agent public de choisir l’apparence qu’il donne, inconsciemment ou non, de lui-même. Je crois qu’il faut faire confiance a priori au souci de toute personne qui s’engage dans la fonction publique de servir le bien commun et donc celui de toutes les personnes qui y font appel. Je crois que vivre ensemble, c’est vivre ensemble…

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